lundi 17 décembre 2012

Grèce: pourquoi les néonazis ont pu progresser

Source:MediaPart

Correspondance à Athènes, Amélie Poinssot
La scène se passe devant un petit théâtre avant-gardiste d’Athènes. Une foule inhabituelle est rassemblée : des hommes en noir, gros bras et crânes rasés – et quelques vieilles dames, une croix orthodoxe autour du cou. Les premiers sont membres du parti néonazi Chryssi Avgui (« Aube Dorée » en grec) ; les secondes, pratiquantes du Vieux-Calendrier – une branche intégriste de l’orthodoxie, issue d’un schisme en 1924. A priori l’un et l’autre n’ont rien à faire ensemble : Chryssi Avgui n’est pas un parti religieux, il a même flirté avec le satanisme à ses débuts. Mais ce 11 octobre, cette foule hétéroclite dénonce ensemble une pièce « blasphématoire ».
L’œuvre en question, écrite par l’Américain Terrence McNally, imagine un Christ et des apôtres… homosexuels. Le metteur en scène est gréco-albanais. Pour qui prône l’intolérance, c’en est trop. Le rassemblement tourne à l’affrontement, les forces de l’ordre se révèlent incapables d’assurer la sécurité des spectateurs et des comédiens, les noms d’oiseaux fusent.
« Sales pédés, vous allez y passer, vous comprenez ? C’est fini pour les pédés. Allez, les enculés… Connards d’acteurs. Regarde-moi espèce de pute, ton heure viendra. Oui, oui, filme-moi, mais ton heure viendra (…) Trous du cul d’Albanais baisés. » L’auteur de ces paroles est député. Il s’agit d’Ilias Panayotaros, élu au parlement au printemps dernier, tout comme dix-sept autres membres du parti Aube Dorée. Il hurle ces insanités face aux artistes et journalistes abasourdis :
Le lendemain, la scène se reproduit à peu de choses près. La représentation est annulée une fois de plus… et la troupe décide de se retirer définitivement : le metteur en scène a reçu chez lui des menaces de mort.

La culture est le dernier domaine dans lequel Aube Dorée n’était pas encore intervenu depuis son entrée au parlement. Cet été, on avait surtout vu ses membres attaquer des étrangers. En septembre, deux expéditions punitives menées par des députés avaient entraîné une destruction de stands sur des marchés où travaillaient, selon eux, des immigrés clandestins… Les propos haineux et racistes ne se comptent plus à l’Assemblée où le parti ne se donne même pas la peine de sauver les apparences. Vendredi, une députée a ainsi traité les immigrés de « sous-hommes qui ont envahi notre patrie, avec toutes les maladies qu’ils trimballent ». Cela peut sembler incroyable, mais cette parlementaire, qui n’est autre que la femme du dirigeant du parti, a été nommée au début du mois pour représenter le parlement grec auprès d’un comité anti-discrimination du Conseil de l’Europe…
« La principale force d’Aube Dorée aujourd’hui, c’est qu’elle exprime la haine, analyse Yorgos Siakantaris, directeur scientifique de l’institut Istame – le think tank du PASOK, le parti socialiste.Elle prospère sur le fait qu’une partie de la population est désespérée, prête à se rebeller contre les lois, rejetant avec haine le système politique. Or ce parti a l’immense avantage de ne pas avoir fait partie du système auparavant. » Dans ce nouvel ordre des choses né de la crise et de la cure d’austérité sans précédent que connaît la Grèce depuis bientôt trois ans, dans un paysage politique dévasté qui contraste de manière saisissante avec les 35 ans de stabilité qui ont suivi la chute de la dictature (1974), et face à une coalition gouvernementale tripartite qui maintient la ligne de la rigueur, « celui qui frappe a raison », poursuit le chercheur.

De fait, les méthodes violentes d’Aube Dorée semblent consolider son socle plutôt que de repousser ses électeurs tout neufs. Comme si l’autoritarisme rassurait en cette période de profonde perte de repères : depuis ses presque 7 % des voix obtenus lors des deux scrutins de mai et juin derniers, le parti est actuellement crédité de 10 à 15 % d’intention de vote selon les instituts de sondages. Avant cette soudaine apparition sur l’échiquier politique grec, le parti n’avait jamais recueilli plus de 0,29 % des voix aux élections…
Cependant, à la différence d’autres formations populistes et d’extrême droite en Europe, le succès d’Aube Dorée ne s’explique pas seulement par ce positionnement anti-système : il s’explique aussi par son image de parti « social », qui prospère sur la désintégration des services sociaux et la montée de l’exclusion sociale – un quart de la population active du pays est désormais au chômage.
En réalité, cette image a soigneusement été construite à coups de mises en scène relayées par les médias grecs : dans son livre Le Livre noir d’Aube Dorée. Documents sur l’histoire et l’action d’un groupe nazi, qui est sorti lundi 22 octobre en Grèce et dont Mediapart publie en exclusivité la traduction de quelques extraits voir plus bas, le journaliste Dimitris Psarras révèle comment cette image est née, à partir du mythe de la protection apportée par le parti aux personnes âgées.
L’histoire, reprise en boucle par des médias grecs, mais aussi certains médias étrangers, s’est en fait révélée bidonnée. De même, les soi-disant distributions de nourriture orchestrées par le parti pour les seuls citoyens grecs, et dont les médias ont raffolé pendant la campagne électorale, n’ont rien à voir avec un patient travail de terrain : quelques distributions, épisodiques, ont bien eu lieu… Mais les médias étaient soigneusement prévenus – et même plus que bienvenus pour montrer le rôle social du parti. Loin des caméras, cette activité est inexistante.

Des lois mal adaptées
Ces quelques scènes ont suffi à Aube Dorée pour passer dans l’ensemble du pays pour le parti proche des plus démunis, alors que la plupart de ses électeurs n’ont jamais assisté à de telles manifestations ni même vu de leurs propres yeux un membre du parti (lire notre reportage paru le 13 juin dans la province de Kiato, où le parti avait obtenu son meilleur score au soir du 6 mai). La raison de l’entourloupe ? « Parler d’Aube Dorée dans une émission de télévision, c’est de l’audimat assuré », nous explique Dimitris Psarras, qui déplore le manque de vision critique de ses confrères. « De plus, les théories extrêmes d’Aube Dorée, pour certains médias grecs, ne sont pas si extrêmes que ça… », ajoute ce journaliste d’investigation.
Et de fustiger le comportement des médias après les élections, tendant à banaliser le parti. « On filme désormais les membres du parti comme des célébrités, on raconte leur vie privée, on parle de leurs “jolies femmes”… sans faire mention de leur idéologie. » Autrement dit, humanisation et normalisation du parti : un processus bien connu des historiens des droites extrêmes. Cet été, la chaîne Star a ainsi consacré une heure d’antenne au mariage d’Ilias Panayotaros – ce député dont nous rapportions plus haut les propos.
En sus de cet appétit médiatique, Aube Dorée fait son beurre de l’inertie judiciaire. Les violences xénophobes se multiplient en toute impunité, une seule affaire est pour le moment poursuivie : il s’agit d’une membre du parti et de deux autres personnes, accusées d’avoir porté des coups de couteau à un Afghan en septembre 2011. Mais le procès est loin d’aboutir : il en est à son septième ajournement.
C’est précisément ce que recherche le parti : défier l’État, imposer son ordre et sa propre loi, la violence. Quoi de plus facile lorsque les autorités elles-mêmes ont abdiqué ? Lorsque les forces de l’ordre ont toléré, voire sympathisé avec ces pratiques pendant des années ? Lorsque police et justice appartiennent à une fonction publique où baisses de salaires et départs à la retraite non remplacés sont désormais la règle ? Lorsque personne ne dément, officiellement, la thèse selon laquelle les immigrés seraient responsables du chômage des Grecs et de l’augmentation de la criminalité ?
Un des députés du parti qui a participé à l’action sur les marchés visant les vendeurs sans papiers, Panayotis Iliopoulos, nous le dit sans ambages : « On n’a rien fait d’illégal ni de violent, puisque ce sont eux qui sont illégaux. Il ne faut pas forcément être policier pour pouvoir réagir et effectuer des contrôles. »
Pourquoi Aube Dorée jouit-elle d’une telle impunité ? Tina Stavrinaki est avocate, membre de la Commission nationale des droits de l’homme. Pour elle, les autorités ont tellement laissé faire pendant des années qu’« il est plus difficile de s’y attaquer maintenant, dans un contexte de crise, et alors que Aube Dorée a commencé à s’enraciner dans la société. Je suis personnellement plutôt favorable à une interdiction du parti – mais je sais en même temps que cela pourrait le favoriser, car il endosserait alors le rôle de victime ». Cette question est très controversée en Grèce, car le pays a déjà connu dans son histoire récente une interdiction : c’était celle du Parti communiste, jusqu’en 1974. Dès lors, beaucoup estiment qu’une interdiction serait contraire aux principes démocratiques.
De plus, le cadre législatif n’aide pas : la loi en Grèce est très laxiste en matière d’apologie du nazisme, d’antisémitisme et d’appel à la haine raciale. Pour certains juristes, cela fait partie des garanties de la liberté d’expression. L’an dernier, sous l’impulsion européenne, le parlement grec devait se doter de nouvelles lois pour condamner ces délits – mais le débat n’a pas dépassé le cadre d’une commission parlementaire. Le seul procès qui ait eu lieu en Grèce à ce sujet fut le cas de Costantinos Plévris, pour son ouvrage Les Juifs, toute la vérité, qui faisait l’éloge de Hitler. L’homme a été acquitté en appel, en 2009…

Pour passer outre tous ces obstacles il faudrait, au fond, un geste politique fort, une condamnation unilatérale des pratiques d’Aube Dorée. Les dirigeants actuels en sont loin, même si un premier pas timide a été fait la semaine dernière : une majorité de députés ont voté la levée de l’immunité parlementaire pour un député d’Aube Dorée qui avait participé à l’opération contre les vendeurs étrangers.
« La Grèce est le seul pays européen où l’on a un discours raciste au niveau de l’État », dénonçait l’avocate Yoanna Kurtovik la semaine dernière au cours d’une discussion publique au sujet de la menace néonazie, faisant référence, entre autres, à une vaste opération de répression policière visant les immigrés menée au creux de l’été. L’on voit mal par ailleurs comment gouvernement et opposition pourraient s’entendre pour faire front commun face à Aube Dorée. Le premier entretient la thèse des deux extrêmes et la seconde reste fondamentalement une partie adverse en raison de la cure d’austérité imposée au pays.
Pendant ce temps, Aube Dorée peut continuer tranquillement sa progression. Pour le premier semestre de la législature, en tant que parti représenté au parlement, il a déjà encaissé 3,2 millions d’euros de subventions publiques.

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