mercredi 14 mars 2012

Antisexisme ou antiracisme ? Un faux dilemme

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Antisexisme ou antiracisme ? Un faux dilemme

Retour sur la chasse aux voilées
par Christine Delphy, 8 mars
A l’occasion de la Journée des femmes, nous reproduisons l’important texte de Christine Delphy consacré à la chasse au voile dit islamique, plus largement à l’instrumentalisation de l’antisexisme à des fins racistes, et plus profondément à l’articulation, sur un cas d’espèce, de deux systèmes de domination et deux luttes de libération qu’on a souvent tendance à séparer ou opposer.
Cet article, qui fait suite à plusieurs autres essais sur le « foulard islamique » [1], n’aborde pas dans ses multiples aspects la loi française qui interdit aux élèves de l’école publique de porter le foulard. Sur l’historique de la loi, en particulier sur la laïcité française, et sur la fabrication au cours des 20 dernières années de la « menace islamique » qui a servi de fondement pour légitimer la loi, on lira avec intérêt les chapitres qu’y consacrent Alain Gresh [2] et Olivier Roy [3]. Organisée par des acteurs politiques importants [4], la construction du foulard en problème a passé par deux étapes décisives pour « extorquer » le consentement de l’opinion publique à la loi : un processus de criminalisation des « musulmans » [5] relayé par des médias qui ont accordé une place disproportionnée à l’affaire – deux fois plus grande qu’au démantèlement de la sécurité sociale [6].
L’affaire, le débat, sa conclusion et ses suites s’inscrivent dans une dynamique plus large, celle d’une islamophobie qui prend le relais du racisme anti-arabe [7], et qui trouve là aussi un appui médiatique pour construire un islam imaginaire et dangereux [8]. Pour Saïd Bouamama [9], loi contre le foulard et nouvelle islamophobie ont pour but d’ethniciser les problèmes sociaux créés par la discrimination, et à cette fin de rendre le racisme « respectable ». Dans « Race, caste et genre en France » [10], j’interprète la loi comme un signal de refus adressé par la société française aux Français.e.s issu⋅e⋅s de l’immigration coloniale en réponse à leur revendication de pleine citoyenneté.
La plupart des auteur.e.s cité⋅e⋅s critiquent l’interprétation du foulard qui a justifié son interdiction – celle d’un symbole d’infériorité que les femmes qui le portent assumeraient ; et en soulignent au contraire les sens multiples déjà évoqués par Françoise Gaspard et Farad Khosrokhavar en 1995, particulièrement celui de protestation face au racisme par le « retournement du stigmate », phénomène bien connu des sociologues depuis les travaux des pionniers de l’interactionnisme symbolique américains [11].
Ce dont il s’agit ici, ce n’est pas de considérer le « pour » et le « contre » de la loi, cela a déjà été fait, mais d’examiner les arguments « féministes » – évoquant les droits des femmes – qui, alors qu’ils étaient quasiment absents du débat en 1989, ont progressé jusqu’à constituer l’essentiel de l’argumentation pro-loi.
Comment se fait-il qu’une loi qui se présente comme portant sur la « laïcité » a été débattue principalement en termes de droits des femmes (même s’il n’en reste rien dans le texte de loi) ? C’est que l’argument laïc était faible, et qu’il fallait en trouver un autre. L’égalité des sexes a fait l’affaire. On assista en fait au spectacle – drôle ou lamentable – de chefs de parti, ministres, premiers ministres, président de la république, hommes jusqu’au dernier, s’insurgeant contre la « brèche » que créait le foulard dans une égalité des sexes tout à coup présentée comme un des piliers sinon le pilier de la République, et censée exister. Jamais la question ne leur avait effleuré l’esprit : mais tout à coup, à l’hiver 2003, l’égalité des sexes est devenue leur préoccupation constante, prioritaire ; le port du foulard par une poignée d’adolescentes est devenu le seul obstacle, en France, à la dite égalité.
On aurait pu penser, dès lors que les droits des femmes étaient convoqués au premier rang dans le débat, que le mouvement féministe, même s’il n’avait pas lancé l’affaire, aurait joué un rôle dans son déroulement. Il n’en a rien été. Aucune féministe n’a été auditionnée par la commission Stasi (nommée à l’automne 2003 par Jacques Chirac, président de la république française), et dont le rapport final a légitimé la loi. Le membre du gouvernement théoriquement chargée de cette question, la secrétaire d’Etat à l’égalité et à la parité, n’a pas été entendue non plus, et n’a pas demandé à l’être.
D’ailleurs en amont, ce n’est pas le mouvement féministe qui a demandé et suscité cette loi. Les féministes en France n’ont pas le pouvoir de lancer une affaire de cette taille, ni même d’une taille inférieure ; même sur des sujets autrement plus graves, comme les violences masculines envers les femmes, elles ne parviennent à intéresser ni les politiques ni les médias.
Mais elles ont des choses à dire, et elles l’ont fait, sur les arguments « féministes » qu’ont convoqués les politiciens (non-féministes) pour justifier la loi : « sexisme », « égalité des sexes », « oppression », « infériorité des femmes ». Et c’est bien parce qu’ils ont été repris par des féministes que l’analyse de ces arguments nous intéresse.
La loi a en effet divisé les féministes, comme elle a divisé tous les groupes politiques à gauche du parti socialiste. Une partie des féministes se sont déclarées pour la loi, une partie s’est déclarée contre, mais beaucoup sont restées muettes, indécises et souvent interloquées. J’examinerai donc les arguments employés par les féministes qui se sont déclarées en faveur de la loi, mais aussi ceux des féministes qui sont restées à la croisée des chemins, troublées par le fait que d’un côté, la loi est censée protéger les jeunes filles musulmanes des contraintes familiales qui les obligeraient à porter le foulard), mais que de l’autre, elle est discriminatoire et stigmatise toute une population.
C’est précisément du mais qu’il sera question ici. Plus d’une féministe a ressenti cette impression douloureuse de se trouver devant un choix impossible, de devoir sacrifier les un.e.s ou les autres. Plus d’une féministe a refusé de choisir et s’est cantonnée dans le silence. Il s’agit de comprendre en quoi consiste ce dilemme ressenti : faut-il choisir les victimes du sexisme contre les victimes du racisme ? La lutte anti-sexiste contre la lutte anti-raciste ?
Et si tel est le cas, quelle est la façon de poser les questions qui aboutit à créer ce dilemme ?
J’essaierai de montrer que ce dilemme est fondé sur de fausses prémisses. J’essaierai aussi de tirer quelques conséquences théoriques et pratiques de l’examen de ce faux dilemme : quelle conceptualisation de l’oppression patriarcale – de genre – et de l’oppression raciste doit-on mettre en œuvre pour que le féminisme en France et plus largement en Occident ne répète pas l’erreur qu’il reproche au patriarcat : constituer une situation particulière, celle des hommes, en « universel », puis l’opposer aux femmes ?
Comment éviter que les féministes, victimes comme toutes les femmes de ce faux universel, ne forgent à leur tour un « universalisme ethnocentrique » [12] qu’elles opposeraient (et imposeraient) aux autres dominé.e.s ? [13]
Seconde partie : Les arguments des féministes anti-voile et pro-loi
Troisième partie : Antiracisme et antisexisme : contraires ou compatibles ?
Quatrième partie : La prise en compte du racisme : condition nécessaire de la continuation de la lutte anti-patriarcale

P.-S.

Ce texte, repris dans le recueil Classer / Dominer, est paru pour la première fois dans la revue Nouvelles questions féministes, Volume 25, n°1, en 2006.

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